CARNETS LIBRES (18+)

Classe de violon, concert de Noël. Audrey  est apparue devant nous, métamorphosée. Elle était devenue une adolescente spectaculaire de beauté. Fluide et gracieuse. Son jeu était d'une précision hypnotique. Nous étions éblouis de voir que ce vilain petit canard accédait au statut de femme fatale si tôt dans sa jeune vie. On était plutôt content pour elle. On a beaucoup commenté sa force de caractère pour s'être prise en main comme ça.   Puis, quelques mois plus tard on a eu honte de nous, quand on a appris qu'elle était entre la vie et la mort à l'hôpital. Anorexique au dernier degré. On aurait du voir.

  Ouais, ok c'était facile. Personne ne m'a cru, mais il l'ont trouvé bonne. Ils auront leurs crudités, leur soupe à l'orge et aux légumes et j'me rappelle plus trop le dessert un combo pas trop toxique en tout cas.

La mère d'Hélène est terrifiée au bout du fil. Un dictionnaire vient d'apparaître sur sa table à café. Je la rassure à moitié en lui disant que c'est sa fille qui vient de lui apporter. Oui, pour ses mots croisés. Oui Hélène est passée. On poursuit la conversation, elle se résigne à mon discours,elle m'a toujours apprécié. Puis je dois la laisser à son angoisse dans sa maison de clocharde. J'entends Hélène qui entre, elle revient de chez sa mère qui, me dit-elle, ne va pas   du tout. À la fin, quelques mois plus tard, ma blonde accompagnait  une vieille dame qui ne la reconnaissait plus mais qui semblait la trouver gentille.

La frontière et son je-ne-sais-quoi de tension latente. -Cape Cod, from Montreal, two weeks,no, no grapefruits, yes my wife, yes our son. -Open the rear window please! Et le douanier s'adresse à mon fils: -Who is that man? Antoine répond : dad Ok, have a nice day nous souhaite le douanier alias Ogre Not Friendly At All.  On roule en silence quelques secondes et Antoine, qui a dix ans, nous dit:  -J'ai pensé répondre: The woman call him Steve...

Hélène et moi visitons sa mère au CHSLD. On sort faire quelques pas dans la cour intérieure, l'air est frais, il y a du soleil. Hélène et sa mère s'assoient à une table. À côté de nous, il y a un homme en fauteuil roulant, il s'adresse à moi:  -Monsieur, monsieur, monsieur! -Oui? -Il y a un nom marqué derrière ma chaise, vous pouvez me le dire? -Je lis à voix haute: Monsieur Laliberté. -Oui! C'est ça,c'est moi, merci monsieur! Monsieur Laliberté est visiblement soulagé. Son regard brille. Et je me redis  son nom: la liberté. 

Année 75, dans l'autre sciècle, un train en Europe. Je ne savais même pas que les punks existaient quand celui-ci est venu s'asseoir dans le compartiment. Épinglés sur ses vêtements d'armée, il y avait une série de badges, il venait de hollande. Massacré, des égratignures et des gales parsemées sur une peau lunaire. J'ai bien saisi que se faire mal faisait partie de son hygiène de vie. Collier de chien, épingles à couche. L'air pas commode. Il mangeait des biscuits, s'en fourrait plein la gueule.  Je venais de rencontrer le No Future et du même coup me rendait compte que   l'exclusivité de ma jeunesse était révolue.

Martin et Josée ont un petit duplex dans Rosemont.Au-dessus de chez-eux il y a un couple. Leurs locataires. Ils étaient déjà là quand ils ont acheté, il y a plus de vingt ans. Josée les apprécie beaucoup, ils sont tranquilles et respectueux et ont chacun un bon emploi. Martin, par contre, a un petit stress. Il est impossible de faire la moindre réparation à l'étage. Ses locataires sont des hoarders, des accumulateurs compulsifs. Josée m'a dit, entre autre, qu'ils étaient abonnés à Décormag. Ils en ont des piles.

Boy que le projet était beau!   La fête des idées battait son plein.L'alcool coulait dans nos veines. Les non-chefs singeaient les vedettes rock s'imaginant jeunes malgré leur temps et leurs privilèges. Lider Maximo, ce soir-là   baissa son pantalon pour nous dévoiler ses bobettes ornées du signe de sa  révolte. L'ébriété passée, les bonnes femmes ramassèrent l'amertume, les cendres et les bouteilles vides, qu'elles mirent au trottoir pour la récup.

Odile était une amie de ma mère. Avant de défroquer, elle avait été cloîtrée pendant une vingtaine d'années. Grande mystique, elle était célèbre pour avoir été vue en lévitation pendant des cérémonies particulièrement intenses. C'était aussi une intellectuelle de haut vol (...)  Devenue laïque elle a été l'amante d'un professeur émérite de Paris. Elle racontait à qui voulait l'entendre les fellations quelle lui faisait pendant qu'il conduisait sur l'autoroute des cantons de  l'est. Je leur ai servi de boîte postale pendant une année, parce que le monsieur vieille France ne voulait pas de complications avec son épouse.

Stéphane est devenu un ami à force de se rencontrer plusieurs fois par semaine à l'aréna. Hockey dads.J'ai su que son père était médecin, orthopédiste. Pédiatrie. Au fil des saisons il m'a confié que son père était un alcoolique costaud. Enfance dans un bocal. Une fois, le docteur a décidé de traiter sa propre fille, puisque ses collègues étaient des incapables. Une simple jambe cassée. Il a salopé la job, la soeur de Stéphane est devenue difforme. Le Bovary de Valleyfield.

Baie St-Paul, dans l'autre siècle. Roger nous avait trouvé une djob au festival d'été de la place. On allait travailler au son et lumière, un projet bancal et farfelu. Roger, comme toujours, se faisait des ennemis. Pédant, dragueur et insolent. Mais ce dont je me souviens, si on peut dire, c'est qu'on prenait du LSD. Ça ne nuisait pas à notre productivité, personne ne s'en rendait compte. J'ai aussi la vague image d'une fille qui est apparue et disparue. Un flash.

Je reviens du CPE avec Jules, mon petit fils. J'attends, avec lui, sa soeur qui est entrée au dep   acheter des Pop Sicles. Lui, sur son petit vélo de bois il s'éloigne, il file sur le trottoir de Clark vers Fairmount. Il est de plus en plus loin et il continue malgré mes injonctions. Bon, je l'ai rejoint à la course et lui ai enlevé son vélo.  Là je suis avec la doudou, le bricolage, le livre apporté ce matin dans lequel il y a des dessins de son porte-folio. J'ai le casque de vélo et le vélo. J'ai donnée les clés à Gabi qui a été porter les Pops dans le congélateur à la maison.

Ma fille Alma passe la journée chez ma mère. Ma tante Ginette est là pour quelques jours, elle est retardée, arriérée mentale comme on disait à l'époque. Alma, ce jour-là, prend conscience que ma tante ne sait pas lire, qu'elle n'a jamais été à l'école. Mais peut-être  que personne ne s'y est  pris de la bonne manière avec Ginette. La petite s'est donc mise à lui faire la lecture, avec une patience infinie. Mais l'infini est arrivé avant le souper, quand Alma s'est résignée à ce que tante Ginette continue d'avoir 3 ans, pour toujours.

À la récréation du vendredi après-midi, monsieur Jeté m'a mis en punition : collé au mur. Pour rien. Le chien, je le déteste, je lui souhaite tout le mal possible. Et bien le lundi d'après il était mort. Accident de la route. Dans la semaine, avec la classe, on a été au salon funéraire. J'ai pu vérifier qu'en effet il avait eu la tempe défoncée. Mais le monde est bien fait, je n'ai pas ressenti une once de culpabilité.